HISTOIRE DU PAIN
France, terre à blé…
Nous appartenons à la civilisation du blé, comme d’autres à celles du riz ou du maïs. Sans blé, pas de farine, et donc pas de pain. Mais comment sommes-nous passés de la céréale à sa mouture, pour arriver à la fermentation et pour finir… au pain ? Voyage à travers les siècles.
Le blé est l’espèce végétale avec laquelle les hommes ont commencé à maîtriser la nature et à gérer leur milieu. On sait que les hommes du Mésolithique (12000 ans – 7000 ans av. J.-C.) mangent des céréales en Mésopotamie (Proche-Orient) : ils mâchent leur cueillette de graines d’épeautre ou d’amidonnier crue ou grillée.
Le premier moulin fut une pierre plate pour étaler le grain et un gros caillou rond tenu à pleines mains pour l’écraser. En réduisant le grain en farine, l’homme invente le moyen d’en faire des bouillies, puis ensuite des galettes. En 8000 avant J.-C., on sait que les Sumériens qui vivent sur les bords du Tigre et de l’Euphrate (Iran et Irak actuels) fabriquent plusieurs sortes de galettes de céréales cuites – orge, blé, épeautre, millet, avoine… – en les posant sur les parois des fours. Ils enrichissent la pâte avec de la graisse, des œufs ou du miel. La civilisation Sumerienne connait, en 3000 av. J.-C., une période de prospérité agricole due à l’invention de la charrue.
En 1890, Auguste Mariette découvre le tombeau de Ty (Ve dynastie – 2514/2374 av. J.-C.), sur le site de saqqara, en Egypte dans lequelle on trouve la première iconographie de boulanger (appelé reteh) ainsi que de levain, appelé hesa. On voit alors apparaître les premières corporations identifiées comme “boulangers” et “pâtissiers”.
Lors des conquêtes d’Alexandre le Grand (356/323 av. J.-C.), le pain fait son apparition chez les Athéniens qui en raffolent.
Les Grecs font fermenter la pâte en y ajoutant de la soude ou du jus de raisin. Leurs pains sont généralement ronds, mais ils savent aussi sculpter la pâte selon leur inspiration. En 300 ans av. J.-C., apparaisent les premières boulangeries à Rome (appelées pistorias). Les boulangers sont d’origine grecque et le métier est héréditaire ; de lourdes amendes pénalisent les fils qui ne veulent pas succéder à leur père.
Les Grecs apprennent aux Romains l’utilisation de la levure de bière en 200 ans av. J.-C. Les Romains améliorent le système des moulins en utilisant la force de l’eau en 100 av. J.-C. : de grosses roues plongées dans le courant actionnent les meules.
Jésus-Christ sacralise le pain qui devient le symbole de son corps immortel. Les Écritures saintes de la religion chrétienne et ses prières recèlent de nombreuses références au pain.
En Gaulle, la fabrication et la cuisson du pain sont une activité domestique. Les premiers moulins à eau apparaissent en France en 400 ap. J.-C. Le pouvoir de ceux qui sont en ville sur les berges des fleuves est grand car le ravitaillement de la ville dépend d’eux. Le meunier achète alors le grain au détail chez le blatier ou en gros chez le marchand de grains. Il emploie des porteurs de blé, des cribleurs pour le nettoyer et des mensureurs pour vérifier les quantités à la sortie du moulin : pour 240 livres de blé, le meunier doit livrer entre 80 et 90 livres de farine.
Vers 630, on attribue à Dagobert les premiers écrits concernant la règlementation de la vente du pain : les boulangeries devaient se situer dans les cours royales, les villes fortifiées et les abbayes. Les boulangers s’appellent alors “talmeliers”, du nom du tamis dont ils se servent pour débarrasser la farine de ses impuretés.
D’Orient, les preux chevaliers des Croisades rapportent l’idée d’utiliser le vent et de donner des ailes aux moulins.
À partir de 1050, le pain devint la base de l’alimentation. Le rôle du christianisme dans sa promotion et sa diffusion a été considérable pendant tout le moyen-âge. Pendant cette période, le meunier conduit le moulin banal, propriété du roi, du seigneur ou de l’abbaye. Le paysan fait son pain : il paie une taxe à son suzerain pour moudre son grain (les meules à bras dont on se sert chez soi pour faire le travail gratuitement sont déclarées illégales) et une autre taxe pour se servir du four communal. Le pain est noir, il contient beaucoup de son. Au début du second millénaire, les premiers textes qui réglementent la profession apparaissent. En 1217, le boulanger doit obtenir une autorisation royale pour exercer. Au XIIIe siècle, Étienne Boileau rédige, à la demande de Saint Louis, le livre des Métiers. On y lit la définition de la profession de “talmelier” : le grand panetier du roi désigne un maître talmelier et des jurés chargés de la surveillance du pain. Jurés et syndics seront élus par la confrérie ; ceux qui ne peuvent devenir maîtres se regroupent en associations de compagnons pour défendre leurs droits et ceux des apprentis. L’apprentissage dure cinq ans et commence à quatorze ans. Après avoir été vanneur, bluteur, pétrisseur, l’apprenti fait encore un stage de quatre ans avant de devenir patron. Il faut alors, comme aujourd’hui, qu’il ait les moyens d’acheter un fonds de commerce et de payer régulièrement les taxes en usage (hauban à la Saint-Michel, un demi-pain le mercredi…). Le futur maître paie notamment 21 deniers de coutume avant Noël. Chaque fois qu’il encaisse cette taxe annuelle, le receveur fait une encoche sur son bâton : au bout de quatre encoches – quatre années – l’apprenti est enfin admis à s’installer. Une cérémonie est alors organisée par la confrérie des Talmeliers. La corporation des boulangers voit le jour à Paris en 1260. La profession est organisée pour réglementer l’approvisionnement en blé et en pain. Il est alors interdit de faire son pain à domicile.
Au XIIIe siècle toujours, il y a des centaines de milliers de moulins à eau en France et les ailes de quelques trois mille moulins tournent dans les campagnes. Leur mécanisme est le même : sur une grosse meule fixe – la gisante – un traquet pousse le grain écrasé par la meule mobile – la courante ou traînante – qui tourne dessus.
Au XIVe siècle, les boulangers fabriquent principalement quatre sortes de pain : le pain blanc dit de Chailly, le pain coquillé (pain bis blanc), le pain de chapitre (ou pain broyé ou brié) dont la pâte épaisse est battue avec deux bâtons, et le pain bis, le plus grossier. Le 19 janvier 1322, une ordonnance permet aux boulangers de travailler la nuit. Le boulanger est sévèrement contrôlé. Nobles et bourgeois achètent le pain chez lui et le dégustent blanc. Les paysans se contentent d’un pain noir qu’ils fabriquent eux-mêmes à partir des céréales disponibles. Au XVIe siècle, le client doit pouvoir peser lui-même le pain qu’il achète sur une balance installée “au plus clair de la boutique”.
Sous Louis XIV, le pain s’allonge et devient plus blanc. Le premier pétrin est inventé par Solignac en 1751 et la première école de boulangerie ouverte par Parmentier en 1780. Dans les années précédant la Révolution, le manque de pain ou le pain de mauvaise qualité était fréquent. Après 1789, fini le pain noir pour les pauvres et le pain blanc pour les riches : un pain de l’égalité est imposé. Les brimades administratives révolutionnaires réduisent cependant les boulangers à la misère. La loi du 17 mars 1791 supprime les corporations et permet aux boulangers d’exercer librement leur métier. La banalité (impôts sur l’utilisation obligatoire du four du seigneur) est supprimée en 1793.
Les moulins font aussi partie de l’Histoire de France : pendant les guerres de Vendée, les moulins à vent sont utilisés par les royalistes pour indiquer la position des troupes républicaines par le mouvement de leurs ailes.
Il faut attendre le XIXe siècle pour que les paysans et le petit peuple aient les moyens de s’offrir du pain blanc. En 1807, Napoléon fait construire un grenier de réserves et dote son armée de boulangeries ambulantes. Il envisage même de faire des boulangers des fonctionnaires ! Les machines à vapeur apparaissent dans les moulins vers 1850, les cylindres commencent à remplacer les meules à partir de 1872 et les minoteries industrielles se généralisent à la fin du XIXe siècle.
Le 2 juillet 1889, le Syndicat national de la boulangerie française est créé. Le métier de porteuse de pain apparaît en 1880 pour disparaître en 1914. La technologie progresse à pas de géant : la guerre de 1914-18 accélère l’utilisation du pétrin mécanique ; la panification directe à la levure apparaît en 1920 ; le façonnage mécanique démarre en 1926 ; le pétrin à deux vitesses apparaît en 1955 et les premières diviseuses en 1958.
Depuis les années 1970, les pains spéciaux et de campagne font leur grand retour. Suivis par les pains bis, complets, ou encore de tradition… réclamés démocratiquement par le peuple et fabriqués librement par l’homme de l’art. L’Histoire n’est-elle pas un éternel recommencement ?
PAIN ET POLITIQUE
À Rome, les empereurs assuraient au peuple panem et circenses, “du pain et des jeux” pour maintenir la paix. L’obligation de fournir gratuitement deux pains par jour à 300 000 Romains oisifs a affaibli l’Empire romain qui s’effondre à l’arrivée des barbares en 476 ap. J.-C. Au fil des siècles, les gouvernants ont tout fait pour mettre sous contrôle la fabrication du pain.
C’est d’ailleurs la pénurie de pain qui a poussé le peuple de Paris à marcher vers Versailles pour en ramener “le boulanger, la boulangère et le petit mitron” (Louis XVI, Marie-Antoinette et le Dauphin). Le pain reste la mesure du bien-être quotidien : tant que le peuple peut en acheter, tout va bien. Et encore aujourd’hui : en témoignent les tollés médiatiques que provoquent les moindres infimes augmentations du prix du pain !
DU PAIN DE LÉGENDE AU PAIN SACRÉ
Manger du pain est la marque de l’homme civilisé, de l’homme capable de moissonner le blé, de le moudre pour faire de la farine et de pétrir le pain. La mythologie du pain s’est construite autour de ce symbole très fort de la vie et du travail des hommes ; à travers le pain, les légendes célèbrent la fertilité de la terre et conjurent la terreur des famines. La légende de la déesse grecque des moissons, Déméter, est bien explicite. La fille de Déméter, Perséphone, a été enlevée par le dieu des enfers, Hadès. Folle de douleur, sa mère interdit aux semences de pousser et aux fruits de mûrir. La famine menace. Le Roi de l’Olympe, Zeus, rend son jugement : Perséphone passera les deux tiers de l’année avec sa mère et un tiers sous terre, avec son époux. Consolée, Déméter couvre de blé la plaine d’Eleusis, en Grèce. Les hommes y célèbreront durant des siècles les fameux “mystères” de la fécondité, sous le signe du blé et du pain partagé. Déméter personnifie la moisson de l’année qui donne naissance à de nouvelles récoltes et Perséphone incarne le blé qui germe sous terre et s’épanouit au soleil. Déméter fut assimilée par les Romains sous le nom de Cérès, qui était une divinité latine très ancienne associée aux moissons. Dans toutes les civilisations du blé, les légendes se ressemblent. En Egypte, la déesse-mère Isis cherche les morceaux du corps d’Osiris, son frère et époux, sur les bords du Nil pour le ressusciter. Le mythe ovidien d’Anius va plus loin avec ses filles qui métamorphosent tout ce qu’elles touchent en blé, en vin et en huile ; c’est selon lui en apprenant à moudre le blé et à pétrir le pain que l’homme est sorti de l’état de nature pour accéder à la civilisation. Le poète latin se rapproche ainsi de la théorie de son prédécesseur grec Homère, pour qui il y avait deux sortes d’hommes : les “mangeurs de pain” et les barbares.
Dans l’Ancien Testament de la Bible, qui relate l’histoire du peuple Juif avant la venue de Jésus-Christ, il est raconté que le pharaon d’Egypte voit en rêve sept beaux épis et sept épis secs, puis sept vaches grasses et sept vaches maigres. Le patriarche Joseph lui explique ce rêve et lui conseille d’emmagasiner une partie de la récolte des années fastes en prévision des années de pauvreté. Encore aujourd’hui, la gestion des stocks de blé et le prélèvement sur la récolte de l’année pour assurer les plantations de l’année suivante obéissent à la même économie.
Jésus-Christ – né à Bethléem (qui signifie “la maison du pain”) – donnera au pain sa véritable valeur de nourriture sacrée avec le miracle de la multiplication des pains et la Cène où les apôtres – et derrière eux tous les catholiques – communient avec le pain et le vin, corps et sang du Christ.
Dès le moyen-âge, l’Eglise a récupéré les symboliques païennes liées au pain ; la première gerbe jadis offerte aux divinités protectrices des moissons, que les hommes invoquaient à travers toute l’Europe est alors portée, tressée en croix, sur l’autel de la Vierge le 15 août. Sans compter les pains bénis distribués à la sortie de certaines messes, comme les pains de la Saint-Nicolas le 6 décembre en Lorraine ou les pains de vendanges à la Saint-Michel en septembre. Le pain est respectable et sacré, on trace une croix avec la pointe du couteau sur la croûte avant de le couper. Un geste qui rappelle que ce pain “fruit de la terre et du travail des hommes” (comme le dit le prêtre lors de la messe) est un don de Dieu.
Ceux qui de leurs mains fabriquent un tel aliment officient sous la tutelle d’un saint protecteur. Saint Honoré a en effet pris le relai de Saint Lazare, qui fut le premier patron des boulangers. Quand Honoré, jeune homme dissipé, annonça à sa nourrice qu’il voulait devenir prêtre, celle-ci était en train de faire cuire son pain. “Et quand ma pelle aura des feuilles, tu seras évêque !”, se moqua-t-elle. Quelle ne fut pas sa surprise de voir sa pelle en bois reverdir… En souvenir de ce miracle, un boulanger parisien offrit en 1202 neuf arpents de terre pour construire une chapelle à Saint Honoré, qui devint ainsi le patron des boulangers. Il est fêté le 16 mai et, chaque année, les boulangers de France fêtent le pain du lundi qui précède ce jour au dimanche suivant : des manifestations sont organisées sur tout le territoire, dans les boulangeries et en dehors. C’est la fête de la tradition et du savoir-faire ; le pain est pendant cette période plus que jamais symbole de convivialité et de partage.